La double contrainte – ou injonction paradoxale – tient une place prépondérante dans le mécanisme d’emprise des manipulateurs pervers narcissiques. Comme le silence mesuré, il s’agit d’une dynamique particulièrement dangereuse pour ceux qui en sont victimes, puisqu’elle est indétectable.
Théorisée par l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980) dans le champ de la communication et de la psychose, la double contrainte (double bind) se révèle une arme des plus redoutables lorsqu’elle est détournée par un PN dans une stratégie d’aliénation. Et pour cause : elle enferme l’autre dans un système où la communication est pervertie, toute réponse devenant une faute et toute tentative d’autonomie étant immédiatement punie. Subtile et invisible, elle déstructure progressivement la relation, isole la proie et engendre un brouillard mental propice à la domination psychique.
Nous allons voir comment reconnaître la double contrainte dans le cadre d’une relation d’emprise et quels sont les effets sur les victimes avant d’esquisser des pistes pour s’en prémunir.
I – Mécanique de la double contrainte dans les liens d’emprise
La double contrainte correspond, selon Bateson, à une « caractéristique d’une situation où deux impératifs s’opposent, c’est-à-dire que l’obligation de l’un interdit nécessairement l’autre et vice versa. »
Il s’agit d’une technique de manipulation qui consiste à paralyser l’esprit de l’autre et à annihiler ses défenses psychiques, le tout en induisant des demandes ou injonctions contraires. La victime, en proie à un dilemme insoluble, ne peut répondre sans enfreindre un des éléments énoncés par le PN. L’un est souvent explicite tandis que l’ambiguïté définit l’autre, les deux induisant des réactions opposées. L’impossibilité de satisfaire les ordres entraîne chez la victime une tension psychique durable, d’autant plus forte puisque le pervers narcissique feint d’ignorer l’existence de ce paradoxe.
Dans les liens d’emprise, cette structure communicationnelle est une forme de violence psychologique invisible particulièrement destructrice, car les preuves concrètes sont rares. La victime, souvent en dépendance affective, est poussée à s’auto-surveiller, à se censurer, à ruminer inlassablement des messages ambigus. Le caractère systématique de l’utilisation de la double contrainte ainsi que l’utilisation d’injonctions secondaires issues du langage non verbal se rencontrent dès la phase de love bombing, mais s’intensifieront par la suite.
Pour illustrer ce phénomène, il est intéressant de s’en référer à des situations de la vie quotidienne. Le premier exemple appartenant à la double contrainte explicite et le second représentant une injonction implicite :
« Ta nouvelle robe est magnifique, mais tu manques de bronzage. »
Sous l’apparence d’un compliment, le pervers narcissique distille une critique subtile. Un objet – ici la robe – est valorisé pour mieux dénigrer celle qui la porte. D’un point de vue extérieur, ce qui s’apparente à une flatterie maladroite n’est rien de plus qu’un « double bind » visant à déstabiliser la victime. Le remerciement de la proie prouvera au PN la réussite de sa stratégie, mais ce seront ses efforts pour pallier à sa remarque qui détermineront la domination psychique à laquelle il aspire.
« Tu fais ce que tu veux » suivi d’un froid glacial.
Le pervers narcissique feint de se montrer détaché, mais culpabilise sa victime par sa prise de distance. Cette dernière ne sait plus si elle doit se référer aux paroles ou aux actes. L’induction ne peut se retourner contre le manipulateur puisqu’il ne pourrait être confronté sans porter atteinte à l’interprétation de l’autre. Il en résultera pour la victime une perte considérable d’énergie du fait de la multiplication des pensées parasites.
On peut trouver d’autres exemples dans la vie de tous les jours, notamment dans le domaine amical, amoureux ou professionnel. Dans ce dernier registre où la manipulation perverse narcissique est tout autant présente, on rencontrera deux ordres contraires donnés à un salarié par le même supérieur toxique. S’invalidant l’un l’autre, l’employé n’aura aucune autre alternative que de subir la brimade de son patron. Il s’agit d’un climat professionnel des plus toxiques où la démission se présente souvent comme la seule issue.
La violence résulte de l’instabilité permanente du cadre relationnel. La victime est piégée dans une spirale où ses perceptions sont constamment niées. Cela génère une confusion mentale profonde, propice à la perte de l’estime de soi et à la soumission psychique. La double contrainte poussant à faire un choix entre deux possibilités factices qui mènera la victime à essuyer un échec inévitable.
II – Le PN, maître de l’injonction paradoxale
Une relation d’emprise avec un pervers narcissique alimente une sensation de brouillard pour la victime. Le PN structurant son rapport à l’autre sur l’ambiguïté, retire à l’autre ses capacités d’anticiper. Il s’agit moins de communiquer que de tenir la proie dans un climat anxiogène afin de la rendre malléable. Comme nous l’avons évoqué, les ruminations de la proie induites par le comportement du pervers jouent un rôle considérable dans la dégradation de sa santé mentale.
Rappelons que la perversion narcissique est une pathologie relationnelle que Paul-Claude Racamier a définie comme « une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction interne et de les expulser pour les faire couver ailleurs tout en se survalorisant aux dépens d’autrui. » Atteint d’une psychose blanche, le PN possède une structure psychique que l’on retrouve communément chez les psychotiques, avec une objectivation systémique d’autrui et une érotisation de ses propres qualités. La manipulation faisant ici office de dernier rempart contre la folie. Vivant dans une sorte de réalité parallèle, le pervers narcissique oscille entre deux pôles : la séduction et le rejet ; la valorisation et le dénigrement ; l’attention et le silence. Ainsi, en émettant des signaux affectifs contradictoires, le pervers fait de la double contrainte l’essence même de la relation d’emprise qu’il instaure. Dans une relation PN/proie, l’intérêt se donne avec des conditions implicites, mais les conditions changent continuellement. Pour pallier la rébellion de sa proie, le PN inverse systématiquement les faits jusqu’à faire douter l’autre de sa perception. Nous retrouvons ce fonctionnement au cours des premiers silences mesurés du manipulateur. En outre, lorsque le pervers entreprendra une période d’éloignement pour tester l’emprise qu’il exerce sur sa victime, il n’hésitera pas à prétendre – s’il venait à être confronté – que ce traitement silencieux est dû à un manquement fictif de cette dernière.
Cette forme de violence est d’autant plus redoutable qu’elle gangrène la relation aussi bien dans sa dynamique que dans sa communication. Lorsque le lien d’emprise s’installe, la victime subit une érosion progressive de sa capacité à penser de manière autonome. Le cerveau, en alerte permanente pour décoder la double contrainte, s’épuise. En état de dissociation cognitive, l’esprit de la victime devient incapable de traiter une réalité incohérente. Les manifestations cliniques sont nombreuses pour la victime, aussi bien d’un point de vue psychologique (repli sur soi, anxiété généralisée … ) que physique (asthénie, céphalées, trouble du comportement alimentaire …).
Les effets d’une exposition prolongée à la manipulation perverse narcissique et, plus précisément, à la double contrainte sont profonds et nécessitent un soutien psychologique.
III – Se prémunir de la double contrainte
Heureusement, il existe des moyens de se défendre de la double contrainte. Il est néanmoins évident que la rupture du lien entretenu avec le manipulateur pervers narcissique est primordiale afin de recouvrer un équilibre affectif et mental. Or, durant la phase transitoire où il s’avère encore difficile pour la proie de couper définitivement les ponts avec le PN, des moyens efficaces subsistent pour se prémunir de l’injonction paradoxale.
Prendre ses distances avec le pervers constitue la première étape de dissolution du lien d’emprise. En veillant à ne pas s’exposer à un contact répété avec le PN ou, à défaut, en prenant du recul sur ses manœuvres, la victime retrouvera peu à peu son indépendance émotionnelle. Apprendre à distinguer la double contrainte dans la communication du pervers narcissique est donc essentiel pour rompre la dynamique.
Une fois prompte à identifier une injonction paradoxale, la proie va pouvoir consolider son émancipation en se confrontant à son bourreau. La clarification sera un excellent moyen pour poser des limites définies. Apprendre à lire et reconnaître ces injonctions donne la possibilité de reprendre confiance en soi. Cela permet d’atteindre un niveau de conscience plus élevé et de se prémunir de toutes formes de manipulation. Des mécanismes comme le silence radio ou encore la triangulation deviendront plus aisément réparables.
Par ailleurs, sortir du cadre établi par le PN peut le déstabiliser et renverser la dynamique établie par ce dernier. L’utilisation de l’ironie est un biais intéressant pour le déstabiliser attendu qu’il n’en possède pas les codes. Par conséquent, plutôt que de montrer de l’agacement vis-à-vis du manipulateur, conserver son calme pour répondre par du sarcasme s’avère une stratégie particulièrement efficace.
La double contrainte, lorsqu’elle est systématiquement utilisée par une personnalité perverse narcissique, devient une arme redoutable. Quasiment invisible, ce détournement du langage à des fins manipulatrices peut pousser la victime dans une toile d’ambiguïté où règnent l’incertitude et la violence psychologique. Comprendre ce mécanisme qui ne laisse que peu de traces est essentiel.